Rencontre avec la plus grande ONG du monde : BRAC, Bangladesh (vendredi, 21 novembre 2014)

 

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BRAC : l’ONG-monde

La plus grande ONG du monde est bangladaise… et le monde entier l’ignore. Ce n’est qu’une question de temps. La réussite de BRAC (Bangladesh Rural Advancement Committee) est telle que sa réputation franchit peu à peu les frontières. Au diapason de ses actions qui, d’abord circonscrites au « pays du Bengale », essaiment dans une dizaine d’autres pays d’Asie, d’Afrique et des Caraïbes. Retour sur une success-story.

Reportage réalisé en juin 2014 - Texte et photos : © Boris Martin

Texte paru dans la revue Humanitaire, n°39, novembre 2014 : http://humanitaire.revues.org

 

La rencontre avec l’efficacité de la machine BRAC commence dès son site internet. Pour qui souhaite en savoir plus sur ses actions, l’ONG-entreprise propose ni plus ni moins de venir les observer sur place, au Bangladesh. Pour cela, une « Unité des visiteurs » a été créée qui se propose d’organiser leur séjour, leur offrant de choisir parmi une quinzaine de programmes répartis sur une vingtaine de sites dans tout le pays. Contre une participation aux frais allant de 20 à 35 dollars US par jour et par personne, BRAC ouvre ses portes aux membres d’ONG, aux institutionnels ou aux chercheurs. C’est dire si cette ONG pas comme les autres est consciente de l’intérêt croissant qu’elle suscite. De fait la curiosité du visiteur ne manquera pas d’être sollicitée.

 

 

L’empire solidaire

Dès l’arrivée à l’aéroport de Dacca, son regard sera attiré par les affiches proposant les services de la banque… BRAC. Et tout au long du trajet le conduisant au siège de l’organisation – emporté au cœur du capharnaüm que représente la circulation dans cette métropole de près de 15 millions d’habitants –, il ne cessera de relever les signes de la marque BRAC, comme imprimée dans le tissu social de la vie bangladaise. Au détour d’une avenue saturée de tricycles propulsés par des hommes à la peine, de rickshaws verts en forme de cages grillagées roulantes et d’autocars bariolés tout droit sortis d’un film de Bollywood sur les toits desquels se sont agglutinées des dizaines de personnes, le visiteur croisera les publicités vantant les mérites des vêtements ou des produits laitiers Aarong, fleuron de l’empire solidaire. Peut-être même croisera-t-il une des voitures de l’auto-école BRAC, conduite par une jeune femme pauvre espérant décrocher le précieux sésame ou par… un policier en formation de sensibilisation aux règles de sécurité routière. Au terme de son périple, il aura encore l’occasion de passer devant les locaux de l’Université BRAC – 6000 étudiants – avant de contempler le bâtiment de 20 étages qui forme le quartier général de cette organisation, mélange unique d’entrepreneuriat social et d’actions de lutte contre la pauvreté.

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Le temps de passer par l’hôtel et le restaurant – tous deux intégrés à l’édifice évidemment – et l’on prend alors, quelque peu incrédule, la mesure de celle que certains ont surnommé la « multinationale du développement »[1]. À chaque étage correspond un panel d’activités qui, pour la plupart des ONG dans le monde, suffirait à constituer leur unique objet social : droits humains au 6e étage, eau-sanitation-hygiène au 8e, microfinance au 9e, agriculture et sécurité alimentaire au 10e, migration et empowerment communautaire au 11e, catastrophes naturelles-environnement-changement climatique au 12e, éducation au 17e, etc. Ce n’est plus une ONG, c’est un couteau suisse. Pourtant, l’élévation dans les étages offre de contempler, par les larges baies vitrées, la réalité autant que les besoins du pays : à quelques dizaines de mètres de là, à perte de vue, s’étale le bidonville de Korail où vivent 50 000 personnes. Pour la seule ville de Dacca, il existe près de 8 000 « slums » comme celui-ci, concentrant quelque 30 % de la population. Alors, on se dit que BRAC ne peut pas être une simple façade, joliment servie par une communication efficace. Son éventail d’activités est à la mesure de ce chantier gigantesque, permanent. Surplombant cette réalité palpable, la tour BRAC fait figure de symbole, comme si l’organisation avait fait vœu de fouler aux pieds la pauvreté et l’iniquité qui en est le ferment.

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Si elle ne les pas encore, loin de là, éradiquées, cela fait plus de quarante ans qu’elle y travaille. Et dans ce pays de 153 millions d’habitants, classé au 8e rang des plus peuplés au monde, avec une densité de plus de 1 000 habitants au km2 (portée à 44 000 à Dacca), BRAC est une institution que tout le monde connaît. Et pour cause, son histoire est intimement liée à celle du Bangladesh, depuis la naissance du pays au seuil des années 1970 jusqu’à l’effondrement, en avril 2013, du Rana Plazza – un immeuble abritant des ateliers de confection pour des marques internationales de prêt-à-porter – qui causa la mort de plus de 1 000 personnes. Entre ces deux dates se développe ce que Mushtaque Chowdhury appelle le « paradoxe du Bangladesh »[2]. Ce pays, qui fait figure d’atelier du monde, se débat avec un produit national brut faible, une disparité de revenus, une pauvreté persistante, une malnutrition importante et un usage encore insuffisant des services de santé de base. Sans compter une malédiction géographique et climatique qui le place régulièrement sur la trajectoire de cyclones et sous les effets de la mousson. Et pourtant. Porté par un taux de croissance de 6 %, il a su développer un système de soins à bas coût tandis qu’en 2010, l’ONU reconnaissait ses progrès sur la voie des Objectifs du Millénaire pour le développement, notamment en matière de mortalité infantile et maternelle. Et BRAC n’est pas pour rien dans ces résultats.

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BRAC : une histoire bangladaise

Au tout début des années 1970, le « pays du Bengale » n’existe pas en tant que tel. Fruit de la partition de l’Inde en 1947, il forme la partie orientale du « pays des Purs » – le Pakistan – séparée du pouvoir central installé à Karachi par une large bande du territoire indien. Si l’islam est leur point commun, ces deux entités diffèrent par la culture et la langue tandis que l’isolement économique auquel le Pakistan occidental soumet sa partie orientale ne fait qu’attiser les braises de la révolte. Et c’est une catastrophe naturelle qui met le feu aux poudres.

En deux jours, les 12 et 13 novembre 1970, lecyclone de Bholaravage le Pakistan oriental, tuant entre 224 000 et 300 000 personnes (500 000 officieusement). Le manque de réaction du gouvernement central pakistanais nourrit l’opposition politique bengalie qui prend l’ascendant lors des élections organisées en décembre. Le président pakistanais feint un certain temps de prendre en compte ce verdict des urnes avant d’aviver les tensions qui aboutissent en mars 1971 à la guerre d'indépendance qui se double d’une troisième guerre indo-pakistanaise[3]. L’offensive pakistanaise sur le territoire oriental est des plus violentes : « Une guerre étrange, atroce, comme on n’en fait plus, et comme on ose à peine imaginer. D’inexplicables histoires d’hindous et de musulmans, des tueries, du sang, un génocide, Saint-Barthélemy de l’Asie, plus mystérieuse et plus terrifiante que la nôtre… », écrira dans son premier livre celui qui deviendra BHL[4]. D’une certaine manière, non sans ambiguïté[5], il répondait à l’appel lancé quelque temps plus tôt par Malraux en faveur d’une « Brigade internationale pour le Bengale ».

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Alors que les guerres de libération éclatent un peu partout, le « pays du Bengale » attire en effet l’attention du monde entier. Il faut dire que c’est sans doute la première fois qu’une catastrophe naturelle engendre une guerre civile – on estime entre 300 000 et 3 millions le nombre de victimes de cette dernière – et la naissance, en décembre 1971, d’un pays que l’on appelle alors encore le Bangla Desh. C’est peut-être aussi un des rares exemples où, par une sorte d’effet domino, la conjonction de deux désastres – naturel et politique – donnera naissance dans le pays concerné à une ONG, en l’occurrence BRAC. Et il n’est pas sans intérêt de relever que celle-ci apparaît à peu près au même moment où Médecins sans Frontières est créée en France. Par une sorte de raccourci, on pourrait même se risquer à dire qu’à cette époque où le tiers mondisme commence à entonner son chant du cygne, l’humanitaire français naît du Biafra et BRAC de Bhola.

 

Le parallèle s’arrête là car si l’ONG qui incarne l’humanitaire French doctors se projette sur les crises survenant à l’étranger, BRAC va se consacrer à sortir son pays de la pauvreté. À l’époque, on prête à Henry Kissinger d’avoir qualifié le Bangladesh de « pays sans espoir ». C’est ce que refuse un jeune comptable d’une trentaine d’années. Après avoir étudié l'architecture navale à l'Université de Glasgow, Fazle Hasan Abed monte dans la hiérarchie de la compagnie Shell jusqu’à en devenir un des dirigeants. Quand éclate la guerre d’indépendance, il lance depuis Londres une initiative d’interpellation et de récolte de dons – Help Bangladesh – avant de retourner dans son pays désormais libre, mais exsangue. C’est alors qu’il abandonne sa carrière plus que prometteuse pour lancer en 1972 BRAC, un modèle d’entreprise sociale qu’il dirige toujours à 78 ans.

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Un modèle d’entreprise sociale

Quand Fazle Hasan Abed se lance dans cette aventure, il met à profit ce qu’il a appris dans sa carrière relativement courte pour faire de BRAC la synthèse, a priori idéale, entre les modèles de l’entreprise et de l’ONG. Le principe est simple : la première rapporte de l’argent, la seconde le dépense et toutes les deux le font afin de « réduire la pauvreté par l'autonomisation des pauvres », le credo que chaque entreprise du groupe inscrit à son frontispice. De fait, si BRAC se présente comme une ONG, elle est enregistrée au Bangladesh en tant que société, mais c’est toujours la vocation de la première qui est mise en avant. Mushtaque Chowdhury le dit très bien qui voit dans BRAC « une ONG qui a de nombreuses entreprises à son service »[6].

Aujourd’hui, ce sont 18 entreprises qui composent l’empire solidaire BRAC, parmi lesquelles une usine d’élevage de poulets (fournisseur du géant KFC pour le Bangladesh), une chaîne de stockage par le froid, une laiterie, une pêcherie, une unité d’insémination artificielle pour bovins ou encore une usine de fabrication d’emballages – notamment pour les produits Aarong, puisqu’on n’est jamais aussi bien servi que par soi-même. En 2013, ces entreprises ont généré 165 millions de dollars de revenus, soit 2% de plus qu’en 2012. Une gageure en temps de crise.

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La force de BRAC est de créer des entreprises en prise avec des besoins identifiés au cœur de la population pauvre ou modeste du Bangladesh pour répondre d’abord à ces besoins, ensuite développer l’activité des bénéficiaires – plus facilement appelés « clients » – et enfin dégager des bénéfices qui seront mobilisés dans les actions auprès des plus pauvres. Un cercle vertueux en somme. Les profits générés par les entreprises sont ainsi pour moitié dévolus aux programmes de l’ONG, pour moitié réinvestis dans les entreprises elles-mêmes.

Prenons l’exemple du fleuron que représente Aarong. En 1978, l'entreprise est créée pour soutenir l’activité de sériciculture afin que les producteurs de soie filée à la main puissent tirer un prix équitable de leur travail et accéder aux marchés, notamment urbains, où demande et pouvoirs d’achats sont plus élevés. Aujourd'hui, Aarong est devenu l'un des plus grands détaillants du Bangladesh. Et il en va ainsi de la plupart de ses entreprises : les unes permettent d’offrir un marché aux éleveurs de poulets ou aux producteurs de lait, les autres de fournir des aliments moins chers aux premiers ou encore de développer une activité pour les femmes à travers la cueillette du thé, etc… Autrement dit, elles ont-elles-mêmes un objet social, au sens fort du terme. Le système BRAC fonctionne en synergie et de manière holistique, à tel point que les entreprises excédentaires aident celles qui pourraient connaître des difficultés.

Résultat, en 2013, l’ONG BRAC a pu engager dans ses programmes de lutte contre la pauvreté 728 millions de dollars de dépenses, couvertes à près de 80 % par les revenus générés par les activités de ses entreprises sociales, ses investissements et ses services financiers, le reste étant couvert par les dons de bailleurs comme les coopérations anglaise ou australienne, le Fonds mondial de lutte contre le sida, la tuberculose et le paludisme ou encore l’Unicef. Sans compter les 120 000 salariés qui vivent grâce à BRAC et lui valent sa réputation de plus grande ONG au monde[7].

Forte de l’empire solidaire qu’elle a su mettre en place, BRAC entend aller encore plus loin et devenir, à terme, autosuffisante à 100 %. Sir Fazle Hasan Abed – il est chevalier commandeur de l'ordre britannique de Saint-Michel et Saint-Georges depuis 2009 – ne cesse de le répéter à la manière d’un mantra : « Small is beautiful, but big is necessary ». Feignant de la prolonger, en réalité il invalide la formule d’Ernst Friedrich Schumacher qui, dès les années 1970, avait fait une critique sévère de l’économie de marché[8]. Cette « multinationale du développement » a en tout cas fait la preuve que des entreprises peuvent renoncer à la recherche de la marge maximale pour assumer leur part de responsabilité sociale. Un exemple que les entreprises occidentales pourraient suivre, serait-on évidemment tenté de suggérer. Seraient-elles capables pour autant de pousser aussi loin cette logique qui semble sans équivalent dans le monde ? Instauré dès le lancement de BRAC en 1972, ce modèle fait tellement partie de l’ADN de cette ONG-entreprise que l’on peine à imaginer sa duplication.

 

Si l'économie est un monde en soi, comme l’affirmait Fernand Braudel, c’est-à-dire « un morceau de la planète économiquement autonome, capable pour l'essentiel de se suffire à lui-même et auquel ses liaisons et ses échanges intérieurs confèrent une certaine unité organique »[9], alors BRAC pourrait bien devenir, et plus vite qu’on ne le pense, l’ONG-monde.

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L’auteur tient à remercier toutes les équipes de BRAC pour leur accueil et leur disponibilité, et tout particulièrement : Shararat Islam, Asif Imran Khan et A. Mushtaque R. Chowdhury

 

L’auteur

Boris Martin est rédacteur en chef de la revue Humanitaire qu’il coordonne depuis sa création. Il est par ailleurs auteur, coauteur ou directeur de plusieurs essais dont Critique de la raison humanitaire (dir. avec Karl Blanchet, préface de Rony Brauman), Le Cavalier bleu, 2006 (édition anglaise, 2011 : Many Reasons to Intervene : French and British Approaches to Humanitarian Action, chez Hurst & Co Publishers Ltd). Il a également publié des récits aux éditions du Seuil (« C’est de Chine que je t’écris… », 2004 ; Chronique d’un monde disparu, 2008) et une fiction aux éditions Elytis en 2010 : Hong Kong, un parfum d’éternité. Son dernier ouvrage– L’iconoclaste. L’histoire véritable d’Auguste François, consul, photographe, explorateur, misanthrope, incorruptible et ennemi des intrigants – est paru en mai 2014 aux Éditions du Pacifique.

 

 



[1] Julien Bouissou, « La multinationale du développement », Le Monde, 9 mars 2013.

[2] A. Mushtaque R. Chowdhury est vice-président et directeur exécutif par intérim de BRAC. Voir The Lancet, Bangladesh : Innovation for Universal Health Coverage, vol. 382, n° 9906, 23 novembre 2013, et notamment l’article d’A. Mushtaque R. Chowdhury et al., « The Bangladesh Paradox : Exceptional Health Achievement Despite Economic Poverty », p. 9-20.

[3] L'Inde, dont une partie du territoire avait été touché par le cyclone de Bhola, avait déjà fait face à l’afflux de réfugiés qui seront 10 millions au plus fort de la guerre. Avec l’URSS, elle décide de venir en aide à la provincesécessionniste.

[4] Bernard-Henri Lévy, Bangla Desh, nationalisme dans la révolution, Librairie François Maspero, 1973, réédité en 1985 aux Éditions Grasset et Librairie Générale Française sous le titre Les Indes rouges.

[5] Une ambigüité que BHL lui-même décrypte de manière intéressante – peut-être même sincère… – dans la préface qu’il a rédigée à l’occasion de la réédition en 1985 du livre précédemment cité.

[6] Lire l’interview de Mushtaque Chowdhury dans le numéro cité de la revue Humanitaire.

[7] Si World Vision a un budget de 2,6 milliards de dollars, elle déclare 40 000 salariés dans le monde.

[8] E. F. Schumacher, Small is beautiful : une société à la mesure de l'homme, Le Seuil, 1979 (l’édition originale anglaise datait de 1973).

[9] Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme : xve-xviiie siècles, Paris, A. Colin, 1967.

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